2 - PARASOL VINGT-SEPT
Miami
Floride
États-Unis
Le Baffur, un taxi de modèle récent, en forme de fer à repasser aplati, filait à une allure vertigineuse sur son coussin d’air, évitait par miracle les autres véhicules qui déboulaient en sens inverse. L’appareil fuselé glissait le long des façades inclinées des immeubles qu’on eût dit tronquées par une tronçonneuse géante : la plupart ressemblaient à des pyramides évidées.
Le chauffeur du Baffur, un nabot à la figure de fruit sec, serrait à blanc ses mains de vieil enfant sur des leviers de commande adaptés à sa morphologie. Il conduisait avec l’insolente décontraction des professionnels blasés.
Installé sur le siège arrondi, à l’arrière, Le Bateleur songeait à sa mission. Le nain sculpta une vilaine grimace sur sa face déjà plissée. – Nous approchons du Trou à Bières, indiqua-t-il, un filet d’ironie sur sa voix aigre. Monsieur a un chagrin à noyer, je suppose ?
Le Bateleur ne daigna pas répondre ; il se contenta de hocher la tête en fixant dans le rétroviseur les yeux de l’avorton.
L’engin stoppa devant le fameux bar. Le Bateleur régla la course, une pilule de Gla, puis il sauta hors du véhicule, dans la chaleur moite de la ville.
Une prostituée à demi nue, une main calée sur la hanche, l’autre en coquille sur l’un des bonnets étoilés de son soutien-gorge phosphorescent, aborda le colosse aux cheveux blonds-blancs.
— Salut, beau mec ! articula-t-elle, un sourire carnassier en travers de son visage poudré. T’as jamais vu une fente en zigzag, je suppose ?
— Tiens ? répartit Le Bateleur, l’air étonné. Ce phénomène existe aussi dans ce coin ?
— Ma chatte est unique au monde, malotru ! se fâcha la fille, narines pincées. Des ministres se déplacent de fort loin pour la visiter. C’est un monument célèbre, crois-moi. Historique.
— Excusez-moi, je suis pressé, coupa Le Bateleur en contournant la rouée pour se diriger vers l’entrée éclairée du débit de boissons.
La grisette s’écarta.
— Tous pareils, bougonna-t-elle. L’alcool d’abord, les fesses après.
Elle renversa la tête en arrière, s’éloigna, hautaine :
— En voilà encore un qui s’acharnera après moi, au sortir du bouge, saoul à vomir. Et ce sera dégueulasse, comme d’habitude.
Un échalas, coiffé d’une énorme capsule de bière verte, ouvrit la porte au nouveau venu. Le Bateleur marqua un temps d’arrêt en découvrant la vaste salle circulaire en forme d’entonnoir. Un chemin spiralé, en pente douce, reliait les stations où s’agglutinaient les buveurs.
Après avoir vidé une ou plusieurs chopes à chaque distributeur, les clients arrivaient ivres morts dans un cul-de-basse-fosse. Une grille fermait le fond. La coutume voulait que l’homme encore debout urinât sur l’épave couchée.
Les rires, les sarcasmes des vainqueurs résonnaient dans l’enceinte, repris en échos par les railleries de ceux qui, à l’épreuve de la beuverie, s’estimaient assez résistants pour terminer en champions. Les clients du Trou à Bières disparaissaient tour à tour par une porte, en bas, donnant sur un couloir souterrain qui les refoulait dehors.
Le Bateleur respira un grand coup, avala les relents fétides de la bière, les odeurs de vomis, puis chercha son « contact » du regard : il s’agissait d’un gaillard à veste blanche ornée d’un œillet rouge. Il le repéra titubant sur les derniers degrés, le vit s’affaler en bas, sur la grille. Le pauvre type tentait de se relever, mais trois silhouettes l’en empêchèrent, le bousculèrent du talon, puis, en chœur, pissèrent sur lui.
Déçu, Le Bateleur secoua la tête et commença la descente. Des freluquets rigolards tentèrent de l’intercepter devant les trois premières stations, mais il les ignora, continua. Cependant, devant le quatrième distributeur, un énergumène au crâne rasé tatoué d’un damier jaune et noir, aux épaules nues cloutées de bijoux greffés à même la peau, se jeta en travers du passage.
— On ne descend pas sans boire, grogna-t-il, l’index levé en un signe péremptoire. C’est la règle, compris ? Remonte te faire servir ou enfile-toi quatre godets ici !
Le Bateleur haussa les épaules et passa outre. Mais un maître coup de pied le déséquilibra, l’obligea à s’agripper à la rambarde. Sans le garde-fou, il basculait dans le vide. Il se rétablit, se retourna, posa un regard acéré sur son agresseur puis sortit posément quelque chose de gluant de ses poches. En voyant de quoi il s’agissait, la gouape blêmit.
— Non ! supplia-t-il. Pas ça !
Le Bateleur souleva le poulpe de Pytha qui se contorsionnait entre ses doigts, l’agita sous le nez du garçon, mais il jugea trop cruel de lui coller la bête sur l’oreille ou dans le cou. Ces animaux-là laissaient d’affreux sillons violets, indélébiles, sur les chairs que pouvaient toucher leurs crochets à venin.
— J’ai rien dit, hoqueta le garçon, terrorisé. Pardon…
Le Bateleur laissa tomber le monstre frétillant sur l’une des chaussures du garnement. Tête Rasée s’empressa d’ôter son soulier, l’expédia au fond du trou, puis s’écarta du chemin.
En bas, dans la fosse circulaire, Travis, l’autre agent du S.R.E., continuait à recevoir douche sur douche : Le Bateleur accéléra le pas vers lui dans le creuset puant où il se baissa pour le saisir par le col de sa veste, l’arracha à ses bourreaux qui, les yeux hagards, protestèrent de leurs voix grasseyantes. Son fardeau à bout de bras, il gagna la sortie.
Dans le couloir, d’interminables néons diffusaient une curieuse lumière blanc acide désagréable mais généreuse, coupée par les lueurs rouges, clignotantes, des Cabines de Bains où les infortunés du Trou à Bières allaient se « refaire une image ». Il pénétra dans l’un de ces établissements sommaires, confia Travis à deux mulâtresses qui le dévêtirent sans ménagement. Un garçonnet vint se charger des vêtements souillés et les femmes emportèrent l’ivrogne dans une pièce voisine où chuintèrent les puissants jets des douches.
Le Bateleur patienta dans la salle d’accueil qui servait également de salle d’attente ; il entendit, à travers la cloison, Travis qui se débattait, retrouvait ses esprits, manifestait sa mauvaise humeur avec des mots grossiers.
Du temps passa. Travis apparut enfin dans l’entrebâillement de la porte, incertain sur ses jambes, les yeux mi-clos, mais net, bien peigné, fringant dans son costume sec et repassé.
— Salut ! lança Le Bateleur. J’ai parcouru dix mille kilomètres pour vous rencontrer.
— Vous m’avez fait poireauter, dans ce bar, grommela Travis ; j’ai accompli deux fois tout le parcours…
Il lorgnait Le Bateleur comme s’il avait des défaillances de la vision, puis sa main frémit le long du chambranle.
— C’est pas encore la forme, hein ? s’enquit Le Bateleur en soupirant.
Travis voulut tendre une jambe en avant, mais ses genoux plièrent et il pirouetta autour du montant où il cherchait à se cramponner sans y parvenir. Le Bateleur bondit pour l’aider, mais il comprit, en découvrant le manche du poignard fiché entre ses épaules, l’inutilité de toute sollicitude. Il retint le malheureux, le coucha sur le côté. Le moribond avait du sang à la commissure des lèvres.
— Putain de biture ! murmura-t-il.
— Dites-moi ce que vous savez, le supplia Le Bateleur.
Travis ferma les paupières, renversa la tête, prononça :
— La veuve… La veuve du parasol vingt-sept… Au Bliton Pala… ce… Puis il rendit l’âme.
Le Bateleur fouilla ses vêtements, ne trouva aucun papier, aucun indice supplémentaire, seulement quelques capsules de Gla qu’il délaissa.
Avant de s’enfuir, il jeta un coup d’œil dans la salle des douches, mais celle-ci était vide : les mulâtresses avaient disparu.
Dehors, la chaleur était toujours aussi accablante ; Le Bateleur héla un Baffur et se fit conduire en direction de la mer.
— Au Bliton Palace.
— Une capsule, répondit le chauffeur, laconique. Deux, pour un renseignement en sus.
— Quel genre de renseignement ? s’enquit Le Bateleur, sur le qui-vive.
— Le nom d’une dame fort riche, cliente de l’hôtel, qui ne demande que ça.
Le Bateleur proposa trois capsules de Gla.
— Que désirez-vous de plus ? interrogea l’homme avec un air malicieux.
— Que vous me foutiez la paix, coupa Le Bateleur, secoué par la mort de Travis.
L’assassinat s’était produit juste devant lui et il ne s’était rendu compte de rien. Maintenant, il était lui-même dans le collimateur de mystérieux tueurs : on ne pouvait pas dire que la mission de Miami commençait sous de bons auspices.
« Et tout ce que je sais, grommela-t-il en son for intérieur, c’est le numéro d’un parasol qu’utilise une veuve ! »
Il se rencogna sur le siège après avoir observé s’il était suivi, mais comment savoir avec tout ce trafic de Baffurs ?
L’hôtel Bliton ressemblait à une gigantesque mante religieuse dirigée vers la mer ; le bâtiment tranchait avec les pyramides tronquées représentant l’essentiel des constructions. Les Baffurs pénétraient directement dans un orifice rond situé à l’extrémité de la partie arrière de la bâtisse, l’abdomen, en quelque sorte, qui reposait sur le sol bétonné. Un hall immense accueillait visiteurs et clients ; des pendeloques lumineuses stalactites phosphorescentes, hérissaient le plafond incliné, arrondi, sans vaincre tout à fait une douce pénombre.
Le Bateleur s’approcha du vaste comptoir derrière lequel œuvraient des hôtesses d’accueil, en tenue rouge, quelques hommes en veste blanche.
Il repéra un blondinet au regard vif, à qui il présenta discrètement une capsule de Gla.
— Voilà, annonça-t-il, quand l’autre l’eut empochée, je cherche une femme…
L’employé sourit, attendit des précisions.
— Une veuve, précisa le Bateleur. Sur la plage de cet hôtel, elle loue le parasol vingt-sept.
— Je vois, opina le jeune homme. Une personne très distinguée.
— Pourriez-vous me rappeler son nom ?
— Je crains de ne pouvoir satisfaire à cette demande, monsieur, s’excusa l’employé dont le badge portait un nom facile à retenir : Fred Aster, cette personne n’a pas décliné son identité.
Une seconde capsule glissa sur le comptoir, disparut dans l’une des poches de la veste blanche.
— Je crois me souvenir que la suite 773 bis est occupé par la dame du parasol vingt-sept, susurra l’employé en feignant un effort de mémoire. Douzième étage au-dessus de la mer.
— Une chambre voisine, au même étage serait-elle libre ? avança l’agent du S.R.E., son gros portefeuille entre les doigts.
Fred Aster pianota sur un clavier. Un écran caché par le rebord du comptoir éclaboussa de bleu son visage osseux piqué de taches de son.
— Une chambre contiguë, opina-t-il.
On entendit cliqueter une machine et Aster tendit un rectangle de plastique au Bateleur :
— La carte magnétique commandant l’ouverture de la porte du 775.
À tout hasard, Le Bateleur régla la chambre pour deux nuits, empocha la carte, remercia le blondinet d’une œillade amicale, puis s’aventura vers les terrasses qui bordaient la plage.
Il n’eut aucune peine à repérer la veuve, splendide orchidée noire et dorée, exposée sous le parasol vingt-sept comme une divinité. Celui qui l’aurait photographiée à cet instant n’aurait pas perdu son temps : ce pouvait être une publicité à succès pour défendre la griffe d’un marchand de parasols.
En elle, tout était réussi ; de la chair pulpeuse et soignée, qui glissait hors de voiles sombres savamment combinés, émanait une délicieuse indécence. Fluides, de proportions parfaites, ses jambes couleur de miel, jaillissaient de la corolle noire tels de somptueux pistils ; les bras, le cou présentaient la finesse des marbres antiques se jouant de la lumière. Le visage lui-même était d’une rare noblesse. Des lunettes de soleil, hélas, cachaient les yeux ainsi qu’une partie du front enflammé d’une formidable chevelure à reflets fauves, mais le nez était droit, et les lèvres, nettes, dessinaient des chairs de cerise tranchant sur la peau mate. Les traits pouvaient être libanais, turcs, maghrébins, grecs ou italiens. Méditerranéens certainement et tracés par un sculpteur de génie.
Le Bateleur fut traversé d’un frisson : la veuve du parasol vingt-sept était-elle simplement une conquête de Travis ? Il secoua la tête.
« Par Dieu ! songea-t-il, si cette femme a un rôle à jouer dans ma mission, j’ai de la chance. »
Mais il frissonna à nouveau, imaginant Travis, un couteau fiché entre les deux épaules.
La veuve se dressa, quitta l’ombre du parasol, marcha, légère, sur le sable, avec un délicieux balancement de hanches.
Il la regarda s’éloigner, médusé. Dès qu’elle eut disparu dans l’hôtel, il la suivit. En passant à proximité du parasol vingt-sept, il aperçut une lueur claire, insolite, sur le sable, se pencha : la veuve avait laissé échapper un petit rectangle de plastique qui portait le n° 773 bis. Le Bateleur hésita, mais perdue, cette carte devenait inutilisable, le code magnétique serait sûrement changé ! Alors, il se précipita à la suite de la dame, la rejoignit devant l’ascenseur.
— Vous avez perdu ceci, madame ; j’ai trouvé la carte à la place que vous occupiez, à l’instant, sous le parasol vingt-sept.
La veuve retira ses lunettes noires et gratifia Le Bateleur d’un regard vert si profond qu’il demeura coi.
— Je vous remercie, fit-elle avec simplicité.
Un léger sourire dévoila une rangée de dents impeccables.
« Trop de perfection ! songea Le Bateleur. Cette femme n’est pas de ce monde ci. »
Elle pirouetta, pénétra dans l’ascenseur. Le Bateleur demeura immobile, envoûté par un parfum de sable chaud et de fruits sauvages. Il s’ébroua, gagna sa chambre ; avant d’y pénétrer, il s’arrêta quelques secondes devant la porte du 773 bis, tendit l’oreille, mais ne perçut ni bruit, ni musique.
Le 775 se composait de deux pièces très confortables et d’une extravagante salle de bains conçue par quelque maniaque de la propreté. Le Bateleur s’y doucha longuement, joua avec les multi-jets, puis il se laissa sécher, sur le balcon, aux rayons du soleil ; ragaillardi, il se rhabilla, gagna le couloir, décidé à aller frapper chez la veuve. Il ne savait pas encore comment il allait l’aborder, mais il se fiait à son instinct plus qu’à son physique pourtant très avantageux.
Comme il refermait la porte de sa chambre, celle de son adorable voisine s’ouvrit : quatre hommes en sortirent à la queue leu leu. Des Américains à n’en pas douter. Le dernier portait une mallette de fer ; une grosse chaîne la reliait à un bracelet chromé qui entourait son poignet. Croisant le regard méfiant des types, Le Bateleur sourit benoîtement, fit mine de chercher quelque chose dans ses poches.
La veuve referma le battant derrière les visiteurs. Un prospectus à la main, Le Bateleur pénétra avec le quatuor dans l’ascenseur. Tout le long de la descente, personne n’ouvrit la bouche. Au moment où la cabine touchait le rez-de-chaussée, l’agent du S.R.E. montra son papier et demanda, comme un vulgaire touriste, si quelqu’un connaissait le Yellow Restaurant, mais il n’obtint pas davantage de réponse que s’il s’était adressé à des bornes kilométriques.
Un puissant Baffur attendait le singulier groupe dans le hall. Le Bateleur s’engagea dans le premier taxi et indiqua au chauffeur le véhicule mauve qui s’éloignait en silence sur son coussin d’air.
— Essayez de ne pas perdre cet engin de vue, ordonna-t-il.
Le pilote, une caricature pouvant se résumer à un nez d’aigle surmonté d’une casquette à visière télescopique, lança sa machine sur la piste du monstre.
— Facile, assura-t-il.
Le Bateleur le trouva bien sûr de lui, mais il se rendit bien vite compte que l’optimisme de Nez-Bec était fondé : ce type conduisait avec une assurance de robot, comme le nain au Trou à Bières. À Miami, les taximen étaient sacrément fiables !
Le Baffur mauve suivait le front de mer. Apparemment, ses occupants étaient pressés de mettre la valise en fer en lieu sûr. Le Bateleur aurait donné cher, à cet instant, pour savoir ce que contenait cet attaché-case, mais il était toujours temps d’aller questionner la veuve à ce sujet. Pour l’heure, une bonne partie de sa mission serait accomplie s’il parvenait seulement à savoir quelle était la destination de ces hommes.
Alors qu’il soliloquait, un véhicule crème d’un modèle récent et inhabituel, un véritable bolide, dépassa le taxi, le chassant un peu au passage.
— Incroyable ! s’extasia Nez-Bec. Moi, je suis au plancher. Ce fou file comme l’éclair.
La comparaison ne pouvait mieux tomber : une vive clarté s’échappa des tubulures avant de cet appareil, et la boule de feu rattrapa le Baffur mauve, provoqua à son contact une explosion. Endommagé, l’engin pirouetta avant de s’encastrer au pied d’un énorme poteau métallique qui soutenait un panneau publicitaire.
Le Baffur crème zigzagua en direction de sa victime, stoppa à sa hauteur, trois silhouettes mirent pied à terre.
— Des Asiatiques, remarqua Le Bateleur. Malais ou Indonésiens. Et particulièrement bien équipés !
En effet, ces gens exhibaient des armes de poing sophistiquées, des lasers ultra-légers et un canon à aiguilles. De quoi faire pas mal de dégâts si les choses ne se déroulaient pas comme ils l’entendaient.
Mais cet arsenal garda les curieux à distance respectable : même Nez-Bec s’arrêta sans qu’on le lui demande, sur le bas-côté, à quelques dizaines de mètres du lieu de la tragédie.
L’un des assaillants écarta du pied un morceau de la coque du Baffur mauve qu’une épaisse fumée noire enrobait, annonçant l’incendie. Sans perdre une seconde, il arracha l’homme à la valise. L’Américain paraissait sonné, peut-être était-il mort ? En tout cas, le gangster lui trancha le bras d’un coup de laser, se débarrassa de la main ensanglantée, puis réintégra son véhicule, la petite valise contre lui. Les autres le suivirent, et le Baffur démarra avec une brutalité inouïe. Dans les environs, personne n’avait levé le petit doigt. L’engin accidenté, subitement couvert de flammes vertes, grésillait avec un grondement sinistre.
— On piste les tueurs ? interrogea Nez-Bec en lançant ses moteurs à plein régime.
— J’allais vous en prier, convint Le Bateleur.
À deux kilomètres de là, le Baffur crème bifurqua subitement vers la mer : après avoir foncé au-dessus des baigneurs courroucés, il s’élança parmi les vagues de l’océan.
Nez-Bec coupa les gaz, déconfit.
— J’ai pigé, fit-il, la bouche tordue. Pas la peine de s’engager derrière ce lièvre-là !
— Amphibie ? questionna Le Bateleur.
Comme pour lui donner raison, l’appareil fuselé se posa dans une formidable gerbe d’écume blanche, puis s’enfonça.
— On n’arrête pas le progrès, soupira Nez-Bec. On retourne à l’hôtel, je suppose ?
Le Bateleur opina ; le taxi fit demi-tour. L’agent du S.R.E. se sentit gagné d’une furieuse envie de retrouver la veuve.
Dans le salon d’accueil du Bliton Palace, le blondinet le rassura : la carte du 773 bis n’avait pas été restituée. Le Bateleur se félicita d’avoir suivi les Américains à la valise avant de s’occuper de la veuve. Cependant, lorsqu’il parvint sur le palier du douzième étage, un mauvais pressentiment lui serra la gorge : la suite était ouverte. La porte tourna silencieusement sur elle-même.
Tous sens en éveil, Le Bateleur inspecta des yeux la première pièce. Vide. Alors, il s’enhardit, pénétra dans l’appartement. Il trouva la femme dans la salle de bains, pendue par le cou au support en acier d’une lampe murale. On eût dit un splendide mannequin abandonné à son clou, contre le mur. La veuve était morte depuis quelques minutes, une quinzaine tout au plus. Le Bateleur jura contre lui-même, puis se mit en devoir de fouiller les lieux. Il mit la main sur un portefeuille bien garni, mais sans aucun papier d’identité. En revanche, au moment où il se jugeait bredouille, il lut sur le couvercle d’une malle :
Farida Moulay-Hassan,
La Tour des Cèdres
Fez – Maroc
C’était le fil d’Ariane : Travis l’avait conduit sur la piste de la Veuve du Parasol vingt-sept. Pour en savoir plus, il devait s’envoler pour le Maroc.